Diffusé dans le cadre de la 20e édition du festival Cinémarges à Bordeaux, le documentaire Lesvia raconte l’histoire d’Eressos, petit village sur l’île de Lesbos et lieu de naissance de Sappho, devenu le paradis d’une communauté lesbienne qui s’y est établie. Rencontre avec sa réalisatrice, Tzeli Hadjidimitriou.
Qui êtes-vous et comment est née l’idée de Lesvia, ce documentaire sur Eressos ?
Je suis née et j’ai grandi à Lesbos mais jusqu’à mes 18 ans, je ne connaissais pas le village d’Eressos. Ce n’est qu’en 1980 que j’ai découvert la grande plage et les quelques lesbiennes qui y campaient. J’ai eu la chance de vivre les « premières années », à l’époque où être ensemble, vivre nues sur la plage, découvrir nos corps, nous libérer des préjugés de la société était un besoin. Nous venions presque toutes d’un milieu féministe et nous savions combien il fallait se battre pour avoir la vie que nous voulions. On avait besoin de se retrouver en communauté. A la fin des années 2010, j’ai senti que le sentiment de communauté commençait à s’étioler.

C’est à ce moment là que j’ai pris conscience qu’il fallait enregistrer notre histoire, pour ne pas que la connaissance de cet endroit si particulier, le lieu de naissance de Sappho, soit perdue. J’ai commencé à parler aux femmes qui venaient à Eressos depuis des années. Je ne savais pas encore que cela deviendrait un documentaire. Comme on l’entend dans le film, nous les lesbiennes ne sommes pas très douées pour partager notre histoire, peut-être même que nous ne l’apprécions pas assez. C’est fondamental de raconter cette histoire et de la partager avec les lesbiennes du monde entier, surtout avec les plus jeunes.
Vous êtes une lesbienne de Lesbos, donc une lesbienne au carré ! Comment cela a façonné votre regard pour ce documentaire ?
Je n’imaginais pas le voyage émotionnel que j’allais vivre. En interviewant les femmes qui viennent à Eressos depuis les années 80, comme moi, j’ai revécu ma vie, les espoirs et les désirs, les amours perdues et les amies. En tant que « lesbienne au carré », j’ai vite compris qu’il était nécessaire de s’adresser également aux habitant·e·s du village qui ont vu arriver des personnes très différentes d’elleux. J’ai toujours été entre les deux. Je suis une locale, je les comprends, j’ai grandi avec les mêmes idées, mais je suis également une lesbienne, fière de l’être, et je ne laisserai jamais rien ni personne m’empêcher de vivre la vie que je mérite. Il y a une grande différence entre un·e touriste qui ne comprend pas la mentalité des habitants de la région, qui ne parle pas leur langue, et une Grecque de Lesbos comme moi qui comprend chaque mot et sait déchiffrer chaque expression du visage. Finalement, le fait d’être face à eux derrière la caméra, de les laisser s’exprimer de façon sincère et honnête, m’a soignée. J’ai abordé le montage comme une réconciliation.
« Il y a une grande différence entre un·e touriste qui ne comprend pas la mentalité des habitants de la région et une Grecque de Lesbos comme moi qui comprend chaque mot et sait déchiffrer chaque expression du visage. » Tzeli Hadjidimitriou

Eressos et son attractivité pour les lesbiennes a évolué avec le temps, comment décririez-vous cette métamorphose à travers les décennies ?
Quand les premières lesbiennes sont arrivées à Eressos dans les années 80, nous avons trouvé un petit village endormi face à une immense plage vide. Les seuls touristes étaient des personnes originaires de l’île qui revenaient pour les vacances. A l’époque, il n’y avait pas internet alors pour découvrir notre paradis, il fallait être dans des cercles féministes : c’était du bouche à oreille. On faisait des feux sur la plage en lisant les poèmes de Sappho, on partageait nos peurs et nos espoirs, et parfois même nos corps !
La communauté a évolué avec le monde. A la fin des années 80, les locaux ont fini par comprendre que nous n’étions pas des touristes comme les autres. Les tensions se sont calmées quand les propriétaires des bars et des gîtes ont convaincu les autres villageois que notre présence était bonne pour le business. On était quasiment les seules touristes qui voulaient venir jusque là juste pour camper sur la plage.

Au milieu des années 90, les lesbiennes ont commencé à ouvrir leurs propres gîtes et bars. Notre présence était normale, on a construit une sorte de monde à l’envers. Cela a continué jusqu’à la fin des années 2010, mais la popularité grandissante d’Eressos a fait venir des femmes qui ne sont pas des féministes et qui n’en ont rien à faire de la communauté. C’est devenu un endroit touristique. En plus, la crise économique a complètement changé la situation. Maintenant, les choses changent à nouveau, notamment grâce au mouvement queer et aux discussions sur l’identité de genre.
Mais Eressos est différente chaque année, l’endroit a sa propre personnalité, sa propre énergie, alors peu importe comme tu t’organises et quels sont tes plans, tu ne sais jamais ce que tu vas y trouver. C’est toujours la surprise.
« On faisait des feux sur la plage en lisant les poèmes de Sappho, on partageait nos peurs et nos espoirs, et parfois même nos corps ! » Tzeli Hadjidimitriou

Beaucoup de choses se passent à Eressos désormais, comme le Queer Ranch Festival : comment expliquez-vous cet intérêt nouveau pour le village et la communauté avec les jeunes lesbiennes d’aujourd’hui ?
L’intégration des personnes LGBTQ+ dans la société est surestimée, comme on l’entend dans le film. Nous avons certes des lois pour nous protéger maintenant, mais qui peut nous protéger du sentiment amer que nous ne sommes pas « comme il faut » selon eux ? Bien sûr, il y a des exceptions dans nos petits cercles intimes, mais sommes-nous entièrement acceptées au travail, dans nos familles, dans nos vies de tous les jours ? Ou devons-nous le cacher, même quand l’environnement se prétend « gay friendly » (je déteste cette expression !)

Il me semble que la jeune génération cherche ses racines et à apprendre l’histoire des personnes qui les ont précédées. Ielles veulent des communautés, des espaces où être libre et accepté·e·s, où ielles peuvent partager leurs expériences avec leur famille choisie. Eressos nous donne cet espace. Et il y a toujours le soutien de la communauté, tu n’es jamais tout·e seul·e à Eressos. Ce n’est pas JUSTE un endroit où passer ses vacances, même si la mer et les paysages sont très beaux. Si tu goûtes une fois à Eressos, tu voudras forcément y retourner, pour la communauté.
Quelle œuvre (film, livre ou autre) recommanderiez-vous à une jeune lesbienne ?
Juste : lisez et allez voir les films lesbiens. Si on ne le fait pas, il n’y en aura plus ! Savez-vous à quel point c’est difficile de publier un livre ou de distribuer un film lesbien ? Nous sommes une minorité, un public invisible, nous ne comptons pas pour le marché. Mon conseil serait d’être activement présent·e dans la vie et la communauté lesbienne. N’attendez pas que d’autres le fassent pour vous. N’arrêtez jamais d’être curieu·x·se.
