Interview de Nicole Miquel, figure des nuits lesbiennes et photographe

A l’occasion de la campagne de financement de son livre de photos Affichées, rencontre avec Nicole Miquel, photographe et patronne de plusieurs bars lesbiens dans les années 90-2000

Extraits du livre Affichées, Nicole Miquel (éditions Corridor Éléphant)

Racontez-nous votre parcours

J’ai commencé comme journaliste, photographe de presse, et après j’ai fait plein de petits boulots. Je me suis retrouvée à Paris où j’ai rencontré une femme, on est tombées amoureuses… Elle était serveuse au Katmandou qui a fini par fermer, et on s’est dit que ce serait bien qu’on ouvre notre propre bar, un endroit où on aurait envie de sortir avec nos copines. Le tout premier s’appelait Alors les filles – on était très naïves ! C’était en 1990, on a tenu ça pendant 6 mois. On s’est rendu compte que le propriétaire – qui était le dernier mac de Bastille – matait depuis le bureau ce qu’il se passait dans le bar. Donc on a pété les plombs, on s’est barré, puis on a monté notre propre bar : le Scandalo à Bastille. Ensuite il y a eu les Scandaleuses, comme on s’était multiplié, rue des Écouffes dans le Marais. Et après en 2000 on a ouvert le BoobsBourg qui était encore plus grand, où au lieu de faire descendre les lesbiennes dans les caves comme avant, on les a fait monter d’un étage.

Quelle était l’ambiance dans ces bars ?

Le tout premier, c’était un terrain d’apprentissage pour tout le monde. Il n’y avait pas grand chose qui existait dans le milieu encore. Au Scandalo, on passait du rock, on s’amusait, on inventait des soirées délirantes, tout ce qui nous passait par la tête, on le faisait et ça marchait. Et puis c’est le lieu où les lesbiennes de tout bord et de tout contexte social se sont rencontrées. C’était incroyable parce qu’on se comptait : on voyait qu’on était plus nombreuses que ce qu’on pensait. C’était le bonheur de se trouver et de se retrouver. J’ai fait des rencontres de dingues : DJ Sextoy est venue faire son premier set chez moi, Anna La Chocha a eu envie de monter ses Ladies Room en fréquentant mon bar… ce lieu a donné envie à plein de filles de faire des choses !

Au Boobsbourg, près de Beaubourg, l’ambiance était plus cosy. On n’avait plus rien à prouver, on était chez nous, tranquilles. Il y avait un mélange des générations qui était extraordinaire. C’est la chanteuse Tanita Tikaram qui a trouvé le nom de « BoobsBourg » parce que quand ses copines américaines venaient à Beaubourg, elles avaient du mal à prononcer « Beaubourg », donc elles disaient BoobsBourg : le village des tétons.

Et niveau look ? Pour qu’on imagine un peu…

Nous on était une dizaine de nanas, on était en moto, habillées en cuir avec du rouge à lèvres, ce n’était pas du tout le look des lesbiennes de l’époque. On nous regardait avec des grands yeux ! En fait pendant très longtemps, le look des lesbiennes avait été dicté par l’envie de ne pas se faire emmerder dans la rue. Mais vers 1995-96, les filles ont vraiment commencé à porter ce qu’elles désiraient. Puis y a eu la vague des filles qui arrivaient en baggy, en look rave, et ça a un peu libéré toutes les autres.

Nicole Miquel - Affichées
Nicole Miquel – Affichées, Nicole Miquel (éditions Corridor Éléphant)

Comment on communique sur ses soirées à l’époque ?

Par le bouche-à-oreille ! Et aussi par la Poste. À l’époque, il n’y avait pas de carte bleue, ce n’était pas encore si répandu, on nous payait avec des chèques. Donc on relevait les adresses et on faisait des envois par la Poste pour annoncer les soirées avec des flyers, des flyers souvent faits à la photocopieuse !

On faisait des soirées Barbie Pouffiasse, des soirées Baby Power avec DJ Sextoy, Virginie Despentes… Je pense qu’on a inventé tout ce qui se passe maintenant ! On était quand même les pionnières à cette époque là, surtout avec le Scandalo.

Un souvenir particulier de soirée ?

La soirée Barbie Pouffiasse c’était quand même assez épique, puisque toutes les filles sont arrivées déguisées en Barbie, avec des perruques pas possibles : Barbie va à la neige, Barbie fait du sport, Barbie sous la pluie… Les filles à l’époque se prêtaient vraiment au jeu. Je ne sais pas si ça se passerait comme ça aujourd’hui. On a eu une centaine de Barbies dans le bar ! Ensuite au sous-sol on a fait un défilé Barbie. Ça c’était une de mes soirées préférées.

Flyer de la soirée Barbie Poufiasse

Et ma deuxième soirée préférée, c’était sur une idée de DJ Sextoy : une soirée Bonbons, parce qu’elle était hyper gourmande de bonbons. On a passé l’après-midi à faire la déco du bar avec des guirlandes de bonbons. Je me souviens d’une femme qui devait avoir dans les 45 ans et qu’elle était prof de français. Elle est arrivée, elle a soulevé sa jupe : elle s’était cousue des fraises Tagada sur sa culotte ! Et à 1h du matin quand elle est partie elle m’a remontré sa culotte et hyper hilare elle me dit : « y en a plus ! » C’était le genre de choses qui pouvaient se passer au Scandalo.

Un avis sur la vie nocturne lesbienne parisienne actuelle ?

Il n’y a plus de lieux pérennes, en tous cas au niveau des boîtes lesbiennes. A l’époque on avait quand même le Katmandou, puis le Privilège, l’Entracte, le Pulp… et ça a duré pas mal d’années. Alors que là ce sont des soirées ponctuelles. Mais je pense que c’est l’époque qui veut ça aussi : le Covid n’a rien arrangé. A mon avis l’âge des boîtes de nuits est un peu terminé, en tous cas comme nous on les pratiquait dans les années 90-2000.

Pour les bars, dans les années 90, ça a été un moment de grâce économique : on pouvait monter un bar avec pas grand chose, on n’avait pas besoin de montrer un business plan ou d’avoir un énorme capital derrière soi, les banques prêtaient facilement pour ce qu’ils appelaient des « niches ».

Mais depuis toujours, les lesbiennes ont un pouvoir d’achat moindre que les hommes, et une autre manière de consommer les bars. Nous, on se trouve notre propre bar, on y va et on y reste, tandis que les mecs font dix bars dans la soirée. C’est pour ça qu’il n’y a pas la place pour beaucoup de lieux. Et les filles sortent plus les unes chez les autres, ça a toujours été comme ça. Les bars c’est à l’occasion, ou alors quand on veut pécho. Et quand on a pécho après on sort plus, jusqu’à ce qu’on soit à nouveau célibataire. Ça me rendait folle ça !

Maintenant les lesbiennes peuvent aller dans tous les bars sans être rejetées comme autrefois, certaines ont l’impression que des bars uniquement lesbiens ne seraient plus nécessaires, voire même stigmatisant. Moi je défendrai toujours l’existence d’établissements dédiés aux lesbiennes, c’est important : se parler, se rencontrer, draguer en toute liberté.

Quand et comment est né ce projet de livres de photos ?

Les photos ont été prises entre novembre 2019 et octobre 2020, chez moi. Mon idée, c’était d’immortaliser toutes ces filles qui sont restées mes amies, que j’ai connues à partir du Scandalo, que j’ai connues quand elles avaient 20 ans et que je continue à connaître à 50, 60 ou plus. Je voulais montrer leur puissance. Mon parti pris, c’est de prendre des portraits d’elles comme on faisait autrefois les portraits des princes, des gens puissants, comme dans les tableaux d’El Gréco. Ce sont des femmes qui ont des parcours de vie incroyables et elles n’ont pas peur de se montrer en tant que lesbiennes. C’est une belle leçon qu’elles donnent à tout le monde.

Christine Lemoine – Affichées, Nicole Miquel (éditions Corridor Éléphant)

Il y a 47 portraits dans le livre. En plus de poser, elles ont toutes écrit un texte : je leur ai demandé leur souvenir le plus marquant des bars qu’elles ont fréquentés. Certaines racontent leurs débuts de lesbienne, des souvenirs rigolos, d’autres ont des propos plus politiques… C’était très touchant de lire ces textes, moi derrière le comptoir je ne voyais pas tout !

Qui sont les femmes photographiées ?

Leur point commun c’est d’être lesbienne et d’avoir fréquenté un de mes bars. Il y a des artistes mais aussi des anonymes. A chacune, je leur ai demandé d’amener un objet avec elle. Soit un objet qui les caractérise, soit un objet qu’elles aiment, comme à l’époque du portrait en peinture. En plus ça permet de résoudre la question de la position des mains ! Il y en a une qui a amené son vélo, une autre a amené son marteau – une butch évidemment ! C’était une surprise à chaque fois. Une autre a amené son rasoir électrique, c’est un portrait très revendicatif, puisqu’elle subit encore des remarques de ses collègues parce qu’elle a le crâne rasé.

Laurence Michel – Affichées, Nicole Miquel (éditions Corridor Éléphant)

Est-ce aussi un travail de mémoire, une façon d’archiver l’histoire lesbienne ?

Oui ! Curieusement, sur la culture lesbienne des années 90 en France, il n’y a rien. Pourtant, c’était l’époque du Pulp, et avant de l’Entracte. L’Entracte, c’était deux nanas qui s’appelaient Marie-Françoise et Valérie : elles ont d’abord commencé en faisant des émissions de rencontre cul sur Radio FG, elles diffusaient des petites annonces de cul. Elles ont commencé à avoir un gros public, donc elles ont organisé des thés dansants le dimanche, puis petit à petit, la clientèle s’est agrandi donc elles ont ouvert l’Entracte vers 1992-93. Après trois ans, c’est devenu le Pulp. Il y avait aussi le Privilège, transformé en endroit de filles par Elula Perrin et Aimée Mori après le Katmandou. Pour nous c’était un moment d’apothéose ! On traversait le boulevard et on avait deux boîtes de nuit quoi. C’était géant.

Je suis en train d’écrire l’histoire de mes bars, pour laisser une mémoire, pour raconter d’où est parties pour que vous vous puissiez vous balader tranquillement dans la rue, aller dans les bars où vous voulez, avoir une liberté de déplacement, de parole et d’existence que nous n’avions pas à l’époque. Et en même temps rien n’est encore acquis. Il faut rester vigilantes : le retour en arrière peut être rapide. L’idée c’est de faire perdurer cette mémoire d’autrefois pour redonner confiance à des jeunes de maintenant : “ça a déjà existé, je ne suis pas une extraterrestre, il y a des femmes qui se sont battues pour que moi j’existe !”

Pour précommander le livre Affichées de Nicole Miquel (éditions Corridor Éléphant) et soutenir le projet, c’est par ici.

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