Samedi 13 avril 2024, le film lesbien tant attendu Love Lies Bleeding était projeté à Bruxelles dans le cadre du Bifff (Brussels International Fantastic Film Festival), 42e édition. La communauté queer cinéphile s’est déplacée parfois de loin, certaines ayant même pris le Thalys pour venir de Paris. Et pour cause : c’était peut-être l’une des seules projections du film avec Kristen Stewart de ce côté-ci du monde. Love Lies Bleeding, réalisé par Rose Glass, n’a pas de date de sortie en France ou en Belgique pour l’instant.
Malheureusement, cette projection laissera un goût amer à celles et ceux qui avaient leur place au Palais 10. Il s’avère qu’au Bifff, c’est une tradition de parler pendant le film, de crier des blagues et de réagir de manière exagérée. C’est aussi le cas dans certains festivals en France, notamment ceux consacrés aux films d’horreur. Et pourquoi pas ? Après tout, une salle déchaînée peut créer un très bon souvenir de projection. Sauf que là, les blagues étaient, aux dire des nombreux témoignages détaillés ci-dessous, au mieux graveleuses, au pire misogynes, lesbophobes et transphobes.
Ambiance de merde et speech maladroit
Un·e spectateur·ice résume la soirée ainsi : « dès le début, des gens hurlaient. Des remarques beauf au possible qui rendent la séance infernale. Beaucoup de gens sont partis. On nous a dit que c’était l’ambiance normale et que c’était à nous de partir si on était trop dérangé. L’orga a appelé la police quand on a protesté à l’entrée. »
Barbara est restée 1h30 dans la salle. « 1h30 de comportements dégueulasses, de propos misogynes et homophobes. » Elle a filmé le moment où, alors que le film est en pause, une membre du staff intervient au micro. Au même moment, une personne du public scande « homophobes, dehors ! » et un homme tente de la faire taire. Les spectateurs s’invectivent, on n’entend presque pas la personne au micro : l’organisation semble débordée. L’intervenante explique que c’est une question « d’époque et de générations », aujourd’hui certains commentaires ne sont plus tolérés, donc ce serait bien de ne plus en faire. Puis un membre du staff du festival empêche Barbara de filmer d’un geste violent, la vidéo se coupe brutalement. Barbara résume : « je me suis levée parce que j’en pouvais plus de cette ambiance de merde, comme tous les queers de la salle. » A l’extérieur, la police appelée en renfort et le personnel de sécurité lui « disent texto qu’[elle] n’avait pas à être violente, à crier (…) comme si la violence était de notre côté.«
D’autres témoignages concordent : c’était un discours où il est demandé à chacun de mettre de l’eau dans son vin. Un « speech maladroit » d’après Eva, demandant aux uns de prendre les blagues au 5e degré et expliquant aux autres que leurs commentaires heurtent des « non-genre » (sic.) Dehors, la police est appelée parce que « des lgbt-machin perturbent la séance. » entend-elle.
Festival de la lesbophobie
Une spectatrice anonyme n’a, elle, tenu que dix minutes dans la salle avec son groupe d’ami·e·s queer : « c’était insoutenable, des mecs hurlaient des propos lesbophobes, misogynes et transphobes quasiment à chaque scène. » Elle raconte par exemple avoir entendu un homme crier « c’est dégueulasse » quand les deux protagonistes s’embrassent, ou un autre hurler « avec ta grosse bite » pendant un plan sur l’héroïne bodybuildé. Selon elle, l’organisation du festival, qu’elle a alertée dès sa sortie de la salle, a réagi de façon très médiocre, minimisant la situation, refusant d’arrêter la séance et lui intimant de « se calmer. »
Flore connaît bien le festival du Bifff : « je connais les règles, on doit exagérer nos émotions, prévoir des répliques, etc. Mais là c’était autre chose : les règles du jeu étaient un tremplin pour propager de la misogynie pure. On a entendu des bruits de succion, des « elle aime ça » pendant une scène de viol*, d’autres criaient « suce ma bite. » »
Eva abonde : « le vrai problème a été pendant les premières scènes de sexe. Des remarques et blagues franchement graveleuses et lesbophobes. Sans parler de la scène de viol applaudie par le public. » Une ambiance tendue s’installe, puisque certain·e·s spectateur·ice·s répondent et demandent que ces commentaires s’arrêtent. D’après son témoignage, la violence n’est pas restée uniquement verbale : « une fille s’est pris une claque par un mec trois rangs derrière nous, suffisamment fort pour la déséquilibrer. Là, on est parties. »
Un problème ponctuel ?
Le problème du Bifff se cantonne-t-il à la séance de samedi soir et à l’homophobie ? D’après Morgane, qui a été une habituée du festival, cela fait des années que l’ambiance est propice à la misogynie et au racisme. Un personnage féminin dans les normes de beauté apparaît à l’écran ? C’est toute la salle qui se met à hurler. Elle se souvient aussi de la projection d’un film sur une bataille navale entre la Corée et le Japon : « c’était des blagues racistes pendant tout le film, des blagues sur le riz, « c’est un Coréen ou un Japonais ? » et tout le monde rigolait, des gens qui crient tching tchang tchung…«
« J’ai compris que ce jeu, leur « ADN », le fait de hurler des blagues tout au long du film, cela ne fonctionne que par les dominants, pour les dominants. » conclut Morgane.
Dans un court communiqué, le festival condamne à la fois les propos discriminants « envers toute communauté » (lesquelles ?) et les violences morales et physiques pour exprimer son désaccord, renvoyant dos à dos les deux camps. La communication finit par un slogan bien tiède : « humour toujours, mais respect avant tout » avant de présenter ses excuses au public. En refusant de nommer la violence spécifique (lesbophobie, queerophobie, misogynie), le Bifff ne semble pas avoir pris la mesure politique de ce qui s’est passé samedi soir. C’est pourtant de la responsabilité de l’organisation de s’assurer de la sécurité de son public. Le porte-parole du festival s’explique plus longuement dans cet article. Espérons que le « gros travail de réflexion » porte ses fruits et que plus personne n’ait à subir une telle expérience.
Pour finir, voici en deux tweets un texte partagé par un·e spectateur·ice qui raconte très clairement l’attente et la rareté d’une représentation lesbienne au ciné, la violence subie et surtout, surtout : la puissance du collectif.
*NDLR : suite à plusieurs questions sur le terme de « viol », je précise qu’il s’agit là de l’interprétation de la spectatrice. Certain·e·s spectateur·ice·s peuvent avoir une autre lecture de la scène, mais je ne souhaitais pas déformer ses propos.