L’étonnant documentaire Fragments d’un parcours amoureux a remporté le Grand Prix de la compétition documentaires au festival Chéries Chéris 2024. Chloé Barreau, la réalisatrice, a conservé compulsivement quantité de vidéos, de photos et de lettres de toustes ses exs, hommes et femmes, telle une hoardeuse d’archives amoureuses. Elle nous les partage dans un documentaire poétique où s’y mêlent des interviews des dits exs aujourd’hui. Egotrip gênant ou hommage romantique et Sophie Callesque à nos amours passées ? Il fallait absolument qu’on rencontre cette réalisatrice pour comprendre.
Lesbien raisonnable. – Quel est ton signe astrologique ?
Chloé Barreau. – Je suis Cancer ascendant Vierge. Je ne sais pas grand chose de l’astrologie, à part le fait que les 2/3 des personnages du film sont des Taureau. Il faut croire qu’il y a une sorte de couple astrologique !
Comment te définis-tu aujourd’hui : lesbienne / bi / pan / sans étiquette ?
Je trouve dommage qu’aujourd’hui on se sente obligé de se définir. Je pense que c’est à travers les autres qu’on comprend qui on est, et c’est le dispositif du film finalement. Je n’ai jamais aimé le terme d’homosexualité, que je trouve très génital, ni celui d’orientation sexuelle. Dans mon cas, c’est une orientation sentimentale : je tombe amoureuse des femmes, et je suis sexuellement attirée par les hommes et les femmes. Si on me forçait à me définir, je dirais que je suis lesbienne à tendance hétéro. Je me sens lesbienne non pas comme substantif, mais comme adjectif.
« Je me sens lesbienne non pas comme substantif, mais comme adjectif. » Chloé Barreau
Au moment où tu es jeune adulte, où tu commences à avoir des histoires avec des femmes, je crois qu’on est en plein débat autour du PACS : est-ce que ça a eu impact sur ta vie ?
Moi, au moment des débats sur le PACS, je n’étais pas loin de penser comme la norme : oui on s’en fout, pourquoi le mariage ? J’avais ce discours un peu con. J’ai cultivé une espèce d’ambiguïté, je me voyais comme une fille hétéro qui aimait bien avoir des histoires avec des filles, ce n’était pas du tout assumé. J’y réfléchis aujourd’hui, a posteriori, mais à l’époque c’était un impensé : je ne me sentais pas du tout concernée et j’avais une image très négative [du lesbianisme] dans laquelle je ne me reconnaissais pas du tout.
C’était par manque de représentation ? Par exemple, avais-tu vu des films avec des lesbiennes ?
Le cinéma a été fondamental pour moi. J’ai pris la décision d’avoir une expérience avec une fille après avoir vu When night is falling de Patricia Rozema. Ce film m’a complètement éclaté la tête. Waouh, quel truc magnifique ! C’était un film parfait qui visait les hétéros, puisque les femmes étaient très belles. Ce n’était pas comme Go Fish qui m’avait mise extrêmement mal à l’aise alors qu’aujourd’hui je trouve que c’est un super film. When night is falling, c’est un film qui m’a fait oser. C’est après l’avoir vu que j’ai rencontré Ariane et que je me suis dit qu’il fallait que j’essaie ça. Mais c’est vrai qu’il n’y avait pas grand chose. Il y a vraiment eu un avant et un après The L Word : la série a rendu glamour la figure des lesbiennes à travers évidemment Jennifer Beals. Tout à coup, c’était quelque chose de beau, de sensuel, de successful – elle a fait beaucoup de bien à tout le monde.
« When night is falling, c’est un film qui m’a fait oser. » Chloé Barreau
Dans le film, tes amantes racontent ta gêne, ta honte à l’idée d’être avec une fille, alors qu’elles n’ont pas ces sentiments.
À cause de cette lesbophobie intériorisée, ma spécialité pendant très longtemps, c’était les filles hétéros. D’abord parce qu’elles me plaisaient, et puis j’avais un certain succès avec elles. Mais je n’avais pas conscience à l’époque d’à quel point c’était névrotique. Pour elles, c’était facile et ça n’engageait à rien, mais pour moi c’était beaucoup plus gênant, beaucoup plus secret. Par exemple, je ne prenais jamais la main dans la rue, je n’aurais jamais osé faire quelque chose comme ça.
Ça va mieux aujourd’hui ?
Oui ! Bon, j’ai toujours des traces. Je me suis retrouvée ensuite dans la communauté queer qui est tellement joyeuse, tellement sympathique à Rome. Mais je ne suis pas exclusivement dans les milieux queer…
Au début du documentaire, Jeanne Rosa parle de « s’assumer » …
C’est fou cette conversation. A ce moment-là, j’étais dans un déni total, et en même temps c’était évident que j’étais amoureuse d’elle. Je le savais mais ça me torturait beaucoup. À l’époque, j’étais avec un garçon qui était magnifique et très amoureux de moi, le mec parfait. C’est là que je me suis dit : si je n’arrive pas à avoir le cœur qui bat quand je vois ce mec-là qui est fou amoureux de moi, qui est beau, qui est gentil… il y a vraiment un problème quoi. C’est d’ailleurs ce qui a mis la puce à l’oreille de mon frère, le fait que je sorte tout le temps avec des mecs très très beaux. Je n’aime pas assez les hommes pour être avec quelqu’un qui ne serait pas beau.
Comment as-tu convaincu ces exs de venir parler dans le documentaire ?
Déjà, me connaissant, ils ne sont pas tombés de leur chaise. Je leur ai envoyé une lettre manuscrite par la Poste. Certains d’entre eux étaient tout de suite très amusés et super partants, et d’autres très réticentes. Elles ont accepté pour différentes raisons, à contrecœur parfois. Mais j’avais besoin de ces personnages. Par exemple, Rebecca a été mon premier grand amour et je pense que c’est parce qu’elle en a conscience qu’elle a accepté. Mais elle n’est pas très attachée au passé Rebecca, et elle ne parle pas souvent de choses personnelles, donc ça lui a certainement coûté.
« Je n’aime pas assez les hommes pour être avec quelqu’un qui ne serait pas beau. » Chloé Barreau
Pourquoi avoir fait le film à ce moment-là de ta vie ?
J’ai commencé à écrire ce projet après une rupture terrible, celle avec Caroline, qui était vraiment un bain de sang. Une histoire qui, je le pensais, allait durer toujours et qui s’est terminée très mal. C’est aussi parce que j’ai passé la quarantaine, je suis au milieu de la vie : c’est le moment des premiers bilans. Et probablement aussi pour essayer de récupérer quelque chose que je pensais avoir perdu pour toujours… (je me trompais.)
Quand tu filmais à l’époque, est-ce que tu savais déjà ce que tu allais en faire ?
Absolument pas. Ce sont des images très banales. Aucune ambition cinématographique de ma part. Ce n’était même pas esthétique, c’était ma manière d’aimer, d’être amoureuse : encadrer, photographier, tirer le portrait, sublimer l’instant présent et garder des traces pour aider la mémoire.
Il faut qu’on parle des lettres aussi !
Les lettres, c’est quelque chose de très puissant parce que quand on en écrit une et qu’on l’envoie, elle ne nous appartient plus ensuite. On a amené à chacune des personnes interviewées une lettre qu’elles avaient écrites. Certains ont accepté de la lire, d’autres non. Ceux qui l’ont fait, c’était bouleversant, parce que quand on lit une lettre, on la lit au présent. Retrouver la personne qu’on était à ce moment là et dire ces mots d’amour aujourd’hui alors que c’est fini, c’est fort. Les Liaisons Dangereuses, c’est mon livre préféré, et j’avais envie d’utiliser un dispositif épistolaire dès le départ.
Le film est chronologique, mais pas seulement : peux-tu raconter comment tu as construit ce fil narratif ?
C’était un grand bras de fer avec le producteur : il voulait une construction destructurée comme on voit maintenant, où tous les personnages sont mélangés, avec des fast-forward etc. Moi je tenais absolument à ce qu’il y ait une structure chronologique, parce qu’on vit notre vie chronologiquement et parce que le film raconte la construction d’une identité qui ne peut se raconter que chronologiquement. Maintenant, pour traiter de l’amour, il fallait parfois sortir de l’histoire pour parler de choses plus générales : c’est ce qu’on a fait avec des sortes de parenthèses entre chaque personnage.
Ce film ne te raconte pas toujours sous ton meilleur jour, as-tu peur du jugement des spectateur·ices ?
Non, si j’avais peur je n’aurais pas fait ce film. Ça m’a forcément coûté un petit peu, mais il fallait avoir cette honnêteté. Finalement, le public est plutôt indulgent. Je trouve une grande bienveillance dans la réponse du public, même si hier j’ai lu un commentaire sur Letterboxd qui parlait de moi comme d’une sociopathe ! C’est le jeu. Je pense que tout le monde a des cadavres dans son placard, on a tous fait des choses pas forcément très héroïques et on s’est tous retrouvé dans des situations impossibles, donc la plupart des gens se reconnaissent en partie.
Quelles sont tes influences artistiques pour ce docu ?
Mes influences sont littéraires. J’aime bien l’idée d’avoir fait un non-fiction film. C’est du documentaire, mais il y a une narration, une écriture. Parmi mes influences, il y a Sophie Calle, une artiste qui m’a beaucoup marquée. Il y a aussi des films qui ne sont pas des documentaires : L’Homme qui aimait les femmes de Truffaut, et Une Liaison pornographique de Frédéric Fonteyne, un film belge de 1999 avec Nathalie Baye et Sergí Lopez qui montre que dès qu’on raconte quelque chose, on entre dans la fiction. Il n’y a pas de vérité, pas d’objectivité.
À part When Night is falling, aimes-tu d’autres films lesbiens ?
J’adore le néo-classicisme donc évidemment j’adore Carol, c’est un film que je trouve absolument somptueux. Et il y a film qui m’a complètement bouleversée quand j’avais 19 ans, au moment où j’étais en plein questionnement, un film absolument incroyable que j’adore : Coup de foudre, de Diane Kurys.
Merci de dire que c’est un film lesbien !
J’avais bien vu que c’était une histoire d’amour, c’est clair. C’est un film que j’ai vu et revu et que je trouve d’une beauté totale. A la même époque, un livre m’avait marquée : Les Amies d’Héloïse. J’avais même écrit à l’autrice, Hélène de Monferrand. C’était ma vie quoi, les classes prépas, l’ambiance très intello… et puis c’est un livre épistolaire. J’étais à fond !
« Un film lesbien qui m’a bouleversée quand j’étais en plein questionnement, c’est Coup de foudre de Diane Kurys » Chloé Barreau
Globalement, la culture lesbienne t’intéresse-t-elle ?
Je ne la connais pas bien en vérité, je suis complètement mainstream et mes références sont de toutes sortes. Je n’ai jamais été « dans le milieu » même si je l’apprécie. Et je ne suis pas très militante là-dessus, même si j’ai toujours milité politiquement pour des partis politiques – plutôt à la gauche de la gauche – et surtout sur le front du féminisme qui est pour moi la cause n°1.
Quelque chose à ajouter ?
Vive les femmes !
Interview réalisée dans le cadre du festival Chéries chéris à Paris le 24 novembre 2024. Fragments d’un parcours amoureux sortira en salles en France le 4 juin 2025.