#57 – Vingt trucs (les)bien en 2020

ou comment les lesbiennes ont sauvé cette année ravagée.

2020 a commencĂ© par la dĂ©couverte heureuse qu’on pouvait tout Ă  fait binge-watcher une tournĂ©e promotionnelle. Portrait de la jeune fille en feu Ă©tait sĂ©lectionnĂ© aux Golden Globes, triomphait en CorĂ©e, CĂ©line enchaĂźnait les blagues en Q&A sous le regard enamourĂ© de lesbiennes enflammĂ©es, celles qu’on commençait tout juste Ă  nommer la Portrait Nation. C’est probablement pour ça, par contraste, que ce qu’il s’est passĂ© aux CĂ©sar Ă  peine deux semaines aprĂšs la sortie amĂ©ricaine du film a Ă©tĂ© si violent.

Inutile de gloser longuement sur le dĂ©part d’AdĂšle Haenel des CĂ©sar, tout a Ă©tĂ© dit. L’image sera dans toutes les rĂ©trospectives de 2020, la mienne et les autres. Ce qu’il faut espĂ©rer, simplement, c’est qu’elle ne soit pas coincĂ©e dans ces best-of de l’annĂ©e, mais que sa portĂ©e permette un vrai changement, dĂšs 2021, pour les cĂ©rĂ©monies, le cinoche, la vie.

48h aprĂšs l’image, il y a eu le texte : “DĂ©sormais, on se lĂšve et on se barre”, une tribune dans LibĂ© Ă©crite par Virginie Despentes. Un texte oĂč la colĂšre n’enlĂšve rien Ă  la pertinence politique, au contraire. Un texte accrochĂ© sur les murs de certains apparts. Un texte portĂ© en pancarte en manif. Un texte devenu rĂ©fĂ©rence, en somme.

Quelques heures avant le crachat de l’AcadĂ©mie aux fĂ©ministes, AĂŻssa MaĂŻga avait secouĂ© la cĂ©rĂ©monie en comptant les Noirs dans la salle, et donc dans un cinĂ©ma français encore incapable de reprĂ©senter la sociĂ©tĂ©. Puis elle aussi s’est levĂ©e et s’est cassĂ©e. Ces abominables CĂ©sar 2020 auront au moins fait se rencontrer les deux actrices qui, depuis, s’engagent ensemble sur plusieurs fronts : on les a vues Ă  des manifs fĂ©ministes, puis contre les violences policiĂšres et le racisme. Leur interview croisĂ©e Ă  LibĂ© Ă©tait l’une des lectures les plus porteuses d’espoir de 2020.


“Se dire lesbienne et l’afficher reste transgressif, rĂ©volutionnaire, menaçant (
) parce que cela veut dire en creux : se passer du regard des hommes.” J’avais notĂ© cette citation d’un article sur le GĂ©nie Lesbien d’Alice Coffin, paru quelques mois avant la sortie du livre. L’accueil mĂ©diatique du livre n’aurait mieux su prouver la pertinence de cette phrase. Comment ?! Une lesbienne ose se dire lesbienne, aller parler dans l’espace public, avoir une action politique (“l’affaire Girard”), mettre sa tĂȘte sur une couverture de livre et SURTOUT prĂ©fĂ©rer lire des livres de femmes plutĂŽt que d’hommes ?! OĂč va-t-on ?!?! Et tandis que certains hurlaient, Ă©masculĂ©s Ă  l’idĂ©e d’une bibliothĂšque en non-mixitĂ© (bien que la leur le soit probablement aussi), sur les rĂ©seaux sociaux nous partagions gaiement nos autrices prĂ©fĂ©rĂ©es, ravies de dĂ©couvrir qu’aux yeux de certains, ce choix apparemment inoffensif s’inscrit en fait dans une dangereuse radicalitĂ©.

Constance DebrĂ©, elle, a jetĂ© une grande partie de ses livres. Sa radicalitĂ© se trouve dans le dĂ©nuement, le voyager lĂ©ger, comme le dit ce joli texte. Love me tender, paru en tout dĂ©but d’annĂ©e, est plus politique qu’il n’y paraĂźt, racontant la bataille judiciaire autour de la garde de son fils. Conjuguer libertĂ© et maternitĂ©, c’est possible ? Plus tard, pendant le confinement, elle nous aura fait un peu rigoler en disant dans le JDD que “tout le monde est au repos forcĂ©â€ – alors, non – et qu’elle attendait surtout la rĂ©ouverture des piscines. SacrĂ©e Constance.

La surprise de la rentrĂ©e littĂ©raire 2020, c’est le premier roman de Fatima Daas, La Petite derniĂšre, surgissant dans notre paysage mĂ©diatique via une couv des Inrocks et un blurb de Virginie Despentes. L’autrice de 25 ans est passĂ©e sur tous les plateaux tĂ©lĂ© / radio / live insta, rĂ©pondant avec une sainte patience Ă  la surprise de ces interlocuteurs, qu’on pourrait rĂ©sumer par “KEUWA ?! On peut ĂȘtre lesbienne et musulmane ?!?!” Petite derniĂšre, certes, mais grande premiĂšre en termes de visibilitĂ©. D’aucuns, minoritaires, s’attarderont un peu plus sur l’aspect littĂ©raire du roman, mais personne pour rĂ©pondre Ă  cette question qui me tourmente : pourquoi tant d’autrices lesbiennes sont-elles durassiennes ?

Cette annĂ©e peut-ĂȘtre plus encore que d’habitude, chaque prise de parole de Virginie Despentes aura Ă©tĂ© un choc. Mi-octobre, tout ce que Paris compte d’intelligentsia-arty-philosophico-queer suivait attentivement, en IRL ou en virtuel, le sĂ©minaire de Paul B. Preciado au centre Pompidou. Le texte que Despentes a Ă©crit pour l’occasion, ici en sonore et ici en retranscrit (praise Dali), en plus de saisir et de secouer les prĂ©occupations de 2020, a un sacrĂ© potentiel rĂ©volutionnaire. “Le patriarcat est une narration et elle a fait son temps.”


Le coming out d’AngĂšle sur Instagram fut sans conteste l’un des grands moments lesbiens de 2020. C’était en plein mois d’aoĂ»t, une photo au bord de la mer comme on en voit des centaines en cette pĂ©riode estivale, sauf que sur son t-shirt Ă©tait Ă©crit “Portrait of women who love women.” Et la lĂ©gende d’ajouter : “Au moins c’est clair
 enfin non pas Claire, Marie *emoji papillon* » – Ă©moi en Gouinistan, pourtant accablĂ© par la canicule. Alors oui on le savait dĂ©jĂ , oui Closer avait dĂ©jĂ  tout dit, non elle n’a pas Ă©crit le mot lesbienne, mais l’impact de ce post est Ă©norme. Titiou Lecoq a tout dit dans cet article.

Quelques mois plus tĂŽt, juste avant la cĂ©rĂ©monie des doomed CĂ©sar se tenaient les Victoires de la musique. On ricanait un peu car selon ce prisme, la chanson française semblait ĂȘtre exclusivement lesbienne. Pomme, Suzane, AngĂšle, AloĂŻse Sauvage, le Gouinistan sait chanter. Et puis Hoshi a osĂ© embrasser une fille, sa meuf, pas de VMA 2003 Britney/Madonna vibes mais la rĂ©alitĂ©. S’ensuivit une campagne bien crasse de lesbophobie sur ses rĂ©seaux sociaux. On ricanait moins. Faudrait pas qu’on soit trop visibles non plus.

A la fin de ce mois de fĂ©vrier dĂ©cidĂ©ment agitĂ© est sorti le premier album d’AloĂŻse Sauvage, moins d’un an aprĂšs Jimy. Si le confinement n’avait pas tout arrĂȘtĂ©, je suis persuadĂ©e qu’Omowi serait devenue la chanson-hymne de tournant de la soirĂ©e, celle qui fait lever les fesses des canapĂ©s, pousser les meubles et sortir les fumeuses de la cuisine en braillant “Va te faire cunnilinguer !” (oui les fĂȘtes me manquent fort)

Autre potentielle bande-son de soirĂ©e (mais plutĂŽt quand ça se termine) : De mon Ăąme Ă  ton Ăąme. L’album est sorti en avril 2019, mais le clip de ce trio Haenel/Warrior/Vitalic s’est fait attendre jusqu’en fĂ©vrier 2020. RĂ©alisĂ© par Claire Burger, on n’avait jamais rien vu de tel, sauf celles qui avaient vu L’Enfer de Clouzot – dont ce clip est un remake, provoquant une guerre de copyright entre ses ayant-droits et Kompromat. On notera que Claire B. fait beaucoup pour l’amitiĂ© franco-germanique, puisqu’elle tournera Ă  l’étĂ© prochain un film sur deux copines vivant Ă  la frontiĂšre des deux pays, intitulĂ© Langue Ă©trangĂšre.


En 2020, beaucoup (trop) de nos rĂ©jouissances sont passĂ©es par des apĂ©ros Zoom ou des lives insta. Heureusement, les stars nous ont aidĂ©es, Ă  l’instar de Sarah Paulson qui a conviĂ© Cate Blanchett Ă  un Ă©change public soi-disant pour promouvoir Mrs. America, oĂč il a Ă©tĂ© notamment question de teinture de poils pubiens, et oĂč Cate a prononcĂ© la phrase “I am a lesbian.”

Megan Rapinoe et sa dĂ©sormais fiancĂ©e Sue Bird ont animĂ© nos soirĂ©es avec leur live instagram parfois trĂšs arrosĂ©s, et parfois plus sĂ©rieux, comme celui avec AOC, qui a prĂ©cĂ©dĂ© une Ă©mission de tĂ©lĂ© sur HBO. Megan a Ă©galement publiĂ© son autobiographie, One life, et oups : dans l’une des rares interviews françaises de la megastar sur le sujet, la journaliste de France Inter a oubliĂ© de prononcer le mot lesbienne, pourtant pierre angulaire de son identitĂ© et de ses engagements, comme l’ont notĂ© les DĂ©gommeuses.

“I identify as a communist, abolitionist, internationalist, anti-racist, anti-capitalist, feminist, Black, queer, activist, pro-working class, revolutionary, intellectual, community-builder — is that enough?” dixit la lĂ©gendaire Angela Davis dans un Ă©change avec Black Queer Town Hall.

Pendant les confinements et le couvre-feu, la DJ Barbara Butch a organisé des soirées sur Zoom et tout simplement sauvé nos samedis soir.

Nous nous souviendrons Ă©galement de 2020 comme de l’annĂ©e oĂč nous aussi, nous avons eu notre film nul de NoĂ«l ! Ce que j’ai prĂ©fĂ©rĂ© dans Happiest Season, c’est toutes les discussions que le film a engendrĂ©es, allant du lĂ©ger “non mais A. aurait dĂ» finir avec R., c’est ce qui serait arrivĂ© dans la vraie vie” aux questionnements sur la pertinence de plonger des lesbiennes dans un cadre aussi hĂ©tĂ©ro-patriarcal qu’un film de NoĂ«l, en passant par le cĂŽtĂ© problĂ©matique de baser une comĂ©die – et donc des blagues – sur un scĂ©nario potentiellement traumatisant. Seules les lesbiennes peuvent s’interroger autant autour d’un film. PensĂ©es Ă©galement pour les autres films lesbiens sortis-mais-pas-au-cinĂ© cette annĂ©e : The Prom de Ryan Murphy et Si tu savais d’Alice Wu.

Retenons aussi de 2020 le soulagement du rĂ©sultat des Ă©lections amĂ©ricaines, aprĂšs quatre ans dramatiques. On a souri en dĂ©couvrant la photo d’une jeune Kamala Harris envoyant des butchs vibes, et grĂące Ă  Janelle MonĂĄe qui s’est dĂ©guisĂ©e en mouche (et prĂ©cisĂ©ment : celle qui s’était posĂ©e sur le front de Mike Pence pendant un dĂ©bat.) Une flycon. Plus sĂ©rieusement, on se rĂ©jouit de la future prĂ©sence de Karine Jean-Pierre, lesbienne d’origine haĂŻtienne, Ă  la Maison Blanche en tant que porte-parole.

Et toutes les manifs, puisque lors de cette annĂ©e bizarre, je suis plus souvent allĂ©e en manif qu’au cinĂ©, qui prouvent que malgrĂ© tout, on peut sortir dans la rue pour dĂ©fendre nos causes. PensĂ©es spĂ©ciales pour la Pride sur l’eau des DĂ©gos, au bord de Canal de l’Ourcq.


Des raisons d’attendre 2021

Le prochain James Bond. Le film Deux sĂ©lectionnĂ© pour reprĂ©senter la France aux Oscars. AngĂšle dans la comĂ©die musicale de Leos Carax. La revue La DĂ©ferlante avec au sommaire une interview croisĂ©e de CĂ©line Sciamma et Annie Ernaux. Les prochains films de Sciamma, Corsini, voire peut-ĂȘtre mĂȘme Audiard. Ammonite. L’adaptation du livre de Constance DebrĂ© avec Florence Loiret-Caille. L’adaptation en BD du podcast Coming in d’Elodie Font. La sĂ©rie H24 sur les violences faites aux femmes, avec un casting de superstars. Tout ce que le gĂ©nie lesbien produira dans les rues, les films, les livres, la presse, au resto, sur Instagram, sur TikTok, Ă  la radio, au parlement, dans l’espace et partout ailleurs. Et Lesbien Raisonnable va muter. Vivement 2021.