Un livre retiré, un prix annulé et une institution qui tremble devant une page de plaisir lesbien. Début décembre, le site Actualitté a publié une enquête sur la décision de l’Éducation nationale de retirer d’un prix littéraire scolaire du Lot un roman abordant le désir féminin, le lesbianisme et le féminisme. Une forme de censure qui en rappelle d’autres, comme celle du magistral Triste Tigre de Neige Sinno dans un lycée du Morbihan en 2023. Pour comprendre ce qu’il s’est passé, nous avons échangé avec Anne-Sophie Jacques, l’autrice de Boa.

En janvier 2025, Anne-Sophie Jacques sort son premier roman, Boa, aux éditions Dalva. Il s’agit d’une dystopie écoféministe : après une crise climatique, la narratrice, Léo, vit et travaille dans une ferme en tant que Volontaire. Un soir, alors qu’elle est allée nager à la rivière malgré l’interdiction, sa voiture tombe en panne. Une femme arrive et, plutôt que de ramener Léo dans sa ferme, l’amène chez elle afin qu’elle apprenne la mécanique. La femme s’appelle Boa. Elle fait part des Clandés, une communauté protéiforme d’activistes politiques. La suite du roman est un dialogue entre ces deux femmes. Dans le monde de Boa, la norme hétérosexuelle a sauté. « Elle est en tous cas moins glaçante et empêchante qu’aujourd’hui », explique Anne-Sophie Jacques. Et Boa est lesbienne : « c’est politique et c’est revendiqué. »
En mars 2025, Boa est sélectionné pour le prix du roman Marie-Claire. Parmi les juré·e·s de ce prix, on compte Clara Ysé, Céline Pham ou encore Victoire Tuaillon. Après une série de rencontres en librairies, en juin, Anne-Sophie Jacques apprend que Boa est également sélectionné pour le prix Anne Ténès, un prix littéraire à destination des élèves de 3e et 2nde du département du Lot en Occitanie. Une sélection dont l’autrice se réjouit puisqu’elle lui permettra d’échanger avec des collégien·ne·s et des lycéen·ne·s. « Je trouvais ça super ! Et puis, patatra. »
En septembre 2025, son éditrice lui apprend que la DASEN (Directrice académique des services de l’Éducation nationale) du Lot demande le retrait de Boa de la sélection du prix Anne Ténès. « Certains passages de l’ouvrage ne semblent pas adaptés à l’âge des lecteurs concernés. Le risque de polémiques, notamment dans le contexte de mise en œuvre d’EVARS, apparaît trop important et pourrait éclipser le sens même du prix et son rayonnement. » justifie la DASEN dans son courrier aux chefs d’établissement.
Quels passages sont si scandaleux dans ce texte qui raconte l’histoire de deux femmes essayant de réparer une voiture ? N’ayant pas été contactée directement par l’Éducation nationale, Anne-Sophie Jacques ne peut qu’émettre des hypothèses. « Visiblement, ce serait la page 107 qui pose problème. » À ce moment du roman, Boa se confie à Léo sur ses expériences sexuelles, la masturbation et ses relations avec d’autres femmes. Elle décrit alors, dans une longue phrase très poétique et délicate, toute en métaphores aquatiques, le plaisir qu’elle ressent en faisant l’amour avec une femme.

Une page trop sulfureuse pour des ados ? On sait pourtant que les jeunes filles de 15 à 25 ans raffolent de dark romance, des histoires centrées sur de soi-disant passions amoureuses à base de domination, de manipulation et de violences, en grande majorité hétérosexuelles. « Il faut proposer autre chose, affirme Anne-Sophie Jacques, d’autres images, d’autres formes d’érotisation que celles basées sur la domination. »
Il n’y a par ailleurs presque pas d’hommes dans Boa, mais des hordes de Sorcières émasculent de façon systématique les agresseurs sexuels. « En l’état actuel des choses, il y a une impunité, une sorte de droit à violer, constate l’autrice, et tant qu’ils n’auront pas une trouille viscérale de voir leur vie brisée quand ils violent une femme, un enfant, ça ne bougera pas. Dans mon roman, les Sorcières ont décidé qu’ils auraient peur. »
Dans un contexte où la mise en place du programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (EVARS) suscite une levée de boucliers des associations réactionnaires, on peut s’interroger sur le choix de la DASEN de retirer un tel livre d’un prix littéraire. En agissant par anticipation d’une réaction des Parents Vigilants, Syndicat de la famille et autres anti-Evars, l’Éducation nationale maintient finalement la chape de plomb sur tout ce qui ne rentre pas dans le modèle hétéronormatif… et leur donne raison en laissant entendre que Boa serait dangereux ou inadapté.
De plus, comme le souligne ce riche article du Café pédagogique, cette décision apparaît contraire aux objectifs mêmes de l’EVARS. En 3e, il est notamment prévu que « les élèves apprennent à distinguer les notions de désir, de plaisir, de bonheur, et réfléchissent à l’importance de la liberté et du respect dans les relations. Par exemple, ils étudient des œuvres littéraires, artistiques ou musicales ou des situations fictives pour développer une analyse critique des représentations parfois fausses ou déformées associées à la sexualité. » Le Café pédagogique souligne également que les œuvres littéraires au programme sont bien souvent problématiques : féminicide, culture du viol voire pédocriminalité sont au cœur des grands classiques de la littérature française. C’est le travail des enseignants d’analyser, d’interroger, de contextualiser ces textes.
Suite à cette décision de la DASEN, le Prix Anne Ténès, pourtant basé sur le volontariat des professeurs, a été annulé cette année. Ne cachant pas sa déception et sa colère, notamment pour les organisatrices du prix dont le travail est torpillé, Anne-Sophie Jacques reste optimiste : « on est de plus en plus nombreuses à défoncer leurs normes, celles qui nous font souffrir, celles qui exploitent les corps, les terres, celles qui sont en train de nous flinguer. Plus on va lutter et plus ils seront en réaction. Mais on est plus nombreuses. »
