A l’approche des César où, malgré les polémiques, Emilia Pérez est l’un des favoris, l’autrice et militante transféministe Daisy Letourneur et la critique d’art Ana Mendoza Aldana analysent le film.
Emilia Pérez de Jacques Audiard est l’un des grands succès publics et critiques de l’année 2024 en France. Multi-récompensé depuis le Festival de Cannes et nommé dans les plus grands cérémonies internationales, le long-métrage présenté comme une comédie musicale est nommé 12 fois aux César (c’est beaucoup), notamment dans les catégories reines Meilleur film et Meilleure réalisation.
Depuis qu’une journaliste a trouvé les tweets racistes, islamophobes et antisémites de l’actrice principale, Karla Sofía Gascón, le discours médiatique tourne autour de cette polémique (bien méritée). Mais j’ai voulu me pencher sur le film en tant que tel, les médias grand public français ayant oublié, comme d’habitude, de demander leur avis aux personnes les plus concerné·e·s, à l’exception notable de Libération avec la chronique de Paul B. Preciado.
Synopsis officiel : Surqualifiée et surexploitée, Rita use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle, aider le chef de cartel Manitas à se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être.
Daisy Letourneur est l’autrice du livre On ne naît pas mec (éd. La Découverte, 2022). Femme trans et lesbienne, elle milite au sein de l’association Toutes des femmes. Ana Mendoza Aldana est curatrice et critique d’art. Elle est née et a grandi au Guatemala et vit en France depuis vingt ans.
Elles ont toutes les deux été voir le film en salles. Daisy Letourneur avait lu le synopsis bien avant Cannes et c’était déjà pour elle un énorme red flag : « le parcours d’une cheffe de gang qui transitionne pour échapper à ses crimes, c’est un cliché de telenovela, pas vraiment la promesse d’une vision sensible de nos parcours. » Elle s’attendait donc à voir ce qu’elle a vu, c’est-à-dire « l’idée que se fait un homme cis et hétéro (pour autant que je sache) de la transition. »
Ana Mendoza Aldana a failli sortir de la salle. « Le film est d’une violence abjecte non pas tant par les sujets qu’il aborde, mais par la manière dont il le fait : avec une ignorance prétentieuse complètement décomplexée. Tout est caricatural et superficiel. »
Des exemples ? La transition d’Emilia Pérez nous est racontée à travers son parcours chirurgical, avec notamment la fameuse chanson from penis to vagina, une sorte de checklist médicale devenue virale sur les réseaux tant on dirait un extrait d’un épisode de South Park. Dans les paroles d’une chanson que personne durant la fabrication du film n’a visiblement jugé bon de remettre en cause, l’un des enfants d’Emilia trouve qu’elle sent le Mexique, c’est-à-dire « la nourriture épicée, » « le mezcal et le guacamole » (on n’est pas loin d’une caricature digne de la mascotte des biscuits Pépito.) Le sujet du narcotrafic sert uniquement à poser « le décor exotisant de ce qui paraît au regard occidental comme une tragédie désolante mais abstraite, lointaine et inévitable de pays tiers-mondiste. La réalité et sa complexité sont réduites à des signes grossiers que l’on peut consommer facilement. » explique Ana Mendoza Aldana.
Regard colonial
Pour elle, Emilia Pérez est représentatif d’un cinéma occidental empreint de regard colonial. Dans ses interviews, le réalisateur Jacques Audiard parle depuis la position d’un homme cis blanc dont la parole est recevable, même lorsque sa méconnaissance du sujet est assumée (il admet effectivement n’avoir pas fait beaucoup de recherches.) Ce regard colonial se voit dans les choix artistiques du film, explique Ana : « Avant la transition d’Emilia, Karla Sofía Gascón est maquillée avec ce qui relève presque d’un brownface : sa peau est fortement assombrie, elle porte une grande prothèse nasale et des ornements dentaires. Cet Autre, incarnation fantasmée d’une masculinité étrangère, criminelle, presque sauvage, a tout pour être rejetée et permet à un public blanc occidental de mieux s’identifier à la femme blanchie (dans les deux sens du terme) qui apparaît après l’opération. » Avec ces scènes, on imagine bien la façon dont Audiard se représente la société mexicaine : ultra violente, ultra virile et dangereuse.
À l’heure actuelle, cette façon de caricaturer les personnes latino-américaines comme dangereuses est loin d’être anodine pour la critique : « à la frontière états-unienne, les immigré·e·s sont détenu·e·s dans des conditions atroces, inhumaines, que ce soit des hommes, des femmes ou des enfants. Ils et elles sont considéré·e·s comme de dangereux criminel·le·s. Dès les premiers jours de cette nouvelle ère trumpienne, des centaines d’entre elleux ont été menotté·e·s aux pieds et aux mains et renvoyé·e·s dans leurs pays. Audiard prolonge ce regard avec complaisance : l’Autre n’est pas humain·e, je fais de son corps et de son image ce que je veux. » Déjà, avec le film Dheepan (2015) également réalisé par Audiard, plusieurs critiques avaient souligné la représentation de la banlieue parisienne défavorisée comme une no-go zone et ses habitants immigrés comme violents et sanguinaires.
« Audiard prolonge ce regard avec complaisance : l’Autre n’est pas humain·e, je fais de son corps et de son image ce que je veux. » Ana Mendoza Aldana
Cis gaze
La transition permettra-t-elle à Emilia Pérez de revenir dans le droit chemin moral ? « À condition, bien sûr, qu’elle meure à la fin, précise Ana, parce que les ”monstres” pour reprendre Preciado, ou les “sauvages”, n’ont pas leur place dans le monde. »
En effet, et pardon pour le spoiler si vous ne l’avez pas vu : à la fin du film, la femme trans meurt, et pas de vieillesse. C’est la manifestation la plus significative du cis gaze pour Daisy Letourneur : « les réacs veulent nous voir mortes pour nous punir de notre transgression. Les cis progressistes veulent nous voir mortes parce que c’est tellement émouvant. Ils sont incapables d’imaginer une vie trans heureuse. Et à chaque fois qu’ils racontent ces histoires, les personnes trans qui les écoutent restent dans le placard un peu plus longtemps. »
« Les réacs veulent nous voir mortes pour nous punir de notre transgression. Les cis progressistes veulent nous voir mortes parce que c’est tellement émouvant. » Daisy Letourneur
Elle pointe elle aussi le caractère ultra violent et dangereux du personnage d’Emilia avant sa transition : « évidemment, il existe des femmes trans qui étaient dans une performance exagérée de la virilité avant de transitionner, et certaines qui ont pu être violentes. Mais les femmes trans ont bien plus de chance d’être les victimes des personnes cis autour d’elle que l’inverse, et c’est une histoire qu’on raconte bien moins souvent. »
Fort peu souvent racontées également : les histoires d’amour lesbiennes des femmes trans. Combien sont-elles au cinéma ? De tête, je ne peux citer qu’une seule série avec une femme explicitement trans qui a une histoire d’amour avec une autre femme : Sense8. Ici, Emilia rencontre une femme (Adriana Paz) et passe implicitement la nuit avec elle. On les retrouve le lendemain matin. « J’ai été agréablement surprise par cette scène-là, raconte Daisy. Malheureusement, elle est immédiatement suivie par une chanson dans laquelle Emilia exprime sa confusion : elle est perdue, un peu homme un peu femme. C’est comme si être une femme qui aime les femmes faisait de toi un peu moins une femme. Et je doute qu’Audiard ait lu Monique Wittig ! » En effet, Emilia Pérez chante medio él, medio ella, medio tía, medio papa : « à moitié lui, à moitié elle, à moitié tante, à moitié papa » il faut le voir pour le croire :
« C’est comme si être une femme qui aime les femmes faisait de toi un peu moins une femme. Et je doute qu’Audiard ait lu Monique Wittig ! » Daisy Letourneur
Ana Mendoza Aldana note que Jacques Audiard a choisi un genre, la comédie musicale, particulièrement populaire chez les personnes queers. Dans cette interview chez Konbini, il se targue d’avoir d’abord écrit le film comme un livret d’opéra, comme pour donner plus de sérieux à ce genre très pop culture et en faire du high art. Hélas, selon elle, ce parti pris artistique ne fonctionne pas : « les paroles des chansons sonnent fausses pour quiconque parle Espagnol, elles n’ont aucun lyrisme, et les chorégraphies n’ont rien d’ambitieux. »
Liberté artistique
Après tout, on pourrait arguer que le réalisateur a bien le droit de faire le film qu’il veut, en utilisant stéréotypes et clichés si ça lui chante. C’est l’avis de cet éditorialiste du Monde, qui nous explique qu’Audiard « multiplie les signaux afin d’opérer une mise à distance » et que personne ne peut croire qu’il tente ici de dépeindre la réalité mexicaine ou de faire un documentaire sur le narcotrafic. Les critiques venues d’Amérique latine et de la communauté LGBTQ+ sont un symptôme de l’« époque narcissique » et sont illégitimes car elles jugent « les œuvres visuelles d’abord pour leur sujet et non plus pour leur esthétique. » En bref, nous dit Michel, vous ne comprenez rien à l’Art ! Ana décrypte plus avant cet édito : « Guerrin se fait l’écho de la position hautaine et coloniale d’Audiard : les Mexicain·es, contrairement aux Espagnol·es, aux Français·es ou aux Américain·es, n’ont pas la culture nécessaire pour apprécier à sa juste valeur un film qui, même de manière fictive, les concerne. Non seulement la représentation grossière de leur culture devrait servir de divertissement mais en plus elleux devraient se réjouir de voir une telle représentation récompensée. »
Accueil critique et récompenses
Au-delà de cet éditorial du Monde, la critique a été globalement élogieuse et le public français au rendez-vous : avec 1 186 360 entrées, il est le 8e film français le plus vu en 2024. Prix du jury et prix d’interprétation à Cannes, il était bien parti pour remporter moult statuettes dans cette saison de récompenses en Europe et aux Etats-Unis avant la polémique des tweets de Karla Sofía Gascón. Si Daisy Letourneur est peu surprise de ces distinctions (« ces instances sont largement constituées de personnes cis et le film leur donne exactement le pathos qu’ils attendent d’une histoire trans »), Ana Mendoza Aldana s’étonne que ce type de représentations passe encore. Certain·e·s voudraient voir dans toutes ces nominations un signal fort contre les politiques agressives de Trump et autres dirigeants de droite et d’extrême-droite dans le monde, mais à ses yeux « qu’il s’agisse de ces récompenses ou du film en lui-même, tout est question de rester à la surface des choses et du paraître. C’est une politique de l’apparence de la tolérance plutôt que de l’inclusion véritable. »
Des recommandations de films mieux ?
- Daisy Letourneur : « I Saw The TV Glow par lea réalisateurice transfem Jane Schoenbrun, sorti l’an dernier. C’est un film fantastique à l’ambiance étrange, qui ne montre pas explicitement de personnage trans mais qui parle d’une façon brutalement honnête de l’expérience du placard. Ce n’est pas une histoire facile, qui satisfera le cis gaze à la recherche de détails voyeuristes sur la transition, c’est un film dur qui ne mettra personne à l’aise. Évidemment Jane Schoenbrun n’aura pas d’Oscar. »
- Ana Mendoza Aldana : « Roma avec Yalitza Aparicio me vient à l’esprit dans les plus récents. C’est un film beau et subtil se déroulant dans le quartier “Roma” à Mexico dans les années 1970 suivant une femme de ménage et la famille aisée auprès de laquelle elle travaille. »