Couplets, une histoire d’amour (Ă©d. Les Escales) de Maggie Millner, magnifiquement traduit par Julia Kerninon, paraĂźt aujourd’hui. C’est un beau roman poĂ©tique, court, explosif et Ă©blouissant comme le sont parfois les passions amoureuses. Nous avons rencontrĂ© l’autrice Ă©tats-unienne pour lui parler de dĂ©sir lesbien, de son rapport Ă©rotique Ă la langue et d’engagement politique.

Lesbien raisonnable : Couplets ne choisit pas entre roman et poĂ©sie. Est-ce que ça en fait une Ćuvre queer ?
Maggie Millner : Je pense que oui. Le livre, Ă bien des Ă©gards, refuse dâĂȘtre catĂ©gorisĂ©. La relation entre le genre dâune personne et le genre littĂ©raire, câest encore plus Ă©vident en français, nâest-ce pas ? Les genres littĂ©raires existent pour satisfaire le marchĂ©, pour classer la culture afin de la rendre lisible, accessible et donc vendable. Ce ne sont pas mes objectifs en tant qu’Ă©crivain.
âšTout ce qui refuse d’ĂȘtre catĂ©gorisĂ©, tout ce qui rĂ©siste Ă certaines Ă©tiquettes ou Ă certaines formes de marchandisation est queer. Et cela correspond bien au livre, qui parle dâune personne qui essaie toutes sortes de choses. Suis-je lesbienne ? Suis-je bi ? Suis-je hĂ©tĂ©ro ? Suis-je polyamoureu·x·se ? Suis-je monogame ? Suis-je de la fiction ? Suis-je de la prose ? Suis-je des mĂ©moires ? Il y a une sorte dâouverture Ă toutes ces propositions.
Le livre commence avec un « proÚme » et se termine avec une « coda », qui sont des termes musicaux. Il y a plein de références à des chansons tout au long des Couplets, du Wu-Tang Clan aux Beach Boys en passant par Michelle Branch. Et toutes vos phrases semblent avoir une mesure, une pulsation : quel est le rÎle de la musique dans votre écriture et dans votre vie ?
Nous nous faisons une idĂ©e de la littĂ©rature et de la poĂ©sie qui est beaucoup trop Ă©loignĂ©e de la pop culture, et donc de la texture de la vie quotidienne. Inclure la musique kitsch, emo ou pop que j’Ă©coutais Ă lâĂ©poque me semblait donc ĂȘtre une bonne idĂ©e. C’est à ça que ressemblait ma vie Ă ce moment-lĂ . Je nâĂ©coutais pas de la « grande » musique, jâĂ©coutais, genre, Michelle Branch.
Si on me demandait quel serait mon mĂ©tier de rĂȘve, je dirais musicienne, pas Ă©crivaine. Dâailleurs, jâĂ©cris des chansons. Quand on Ă©crit de la musique pop ou folk, un certain niveau de miĂšvrerie est autorisĂ©, pas comme dans la poĂ©sie. La relation au clichĂ© est beaucoup plus permissive. Mes chansons sont trĂšs diffĂ©rentes de ma poĂ©sie, elles sont plus sentimentales, plus banales. Tout ce que jâessaie dâĂ©viter en poĂ©sie. Donc oui, Ă plein de niveaux, la musique est trĂšs prĂ©sente dans ma vie.
« Tout ce qui refuse d’ĂȘtre catĂ©gorisĂ©, tout ce qui rĂ©siste Ă certaines Ă©tiquettes ou Ă certaines formes de marchandisation est queer.  » Maggie Millner
Le chapitre 1.6 est lâun des plus beaux textes que jâai jamais lus sur le dĂ©sir lesbien. Comment avez-vous rĂ©ussi Ă rendre le point virgule Ă©rotique ?

(rires) Dâabord, toute ponctuation est sexy ! âšIl y a cette idĂ©e, en psychanalyse, de la rĂ©pĂ©tition. La compulsion de rĂ©pĂ©tition. Tout ce que vous rĂ©pĂ©tez suffisamment devient obsessionnel et Ă©rotique, en imitant le mouvement rĂ©pĂ©titif du sexe. A force de rĂ©pĂ©ter, on sent lâinconscient remonter Ă la surface. Dans la traduction française, la rĂ©pĂ©tition câest « tu lâas fait ; tu lâas fait ; tu lâas fait ; » Jâadore la traduction française, elle est trĂšs musicale ! Plus cette phrase se rĂ©pĂšte, plus les mots cessent dâĂȘtre des mots et deviennent des sons. Cela nous ramĂšne aux conditions sensorielles, matĂ©rielles et charnelles du langage.
Couplets est divisĂ© en quatre parties, quatre « livres », eux-mĂȘmes divisĂ©s en chapitres. Pourquoi cette structure particuliĂšre ?
Il y a quatre « livres » qui contiennent chacun douze chapitres. Jâai Ă©crit tous ces chapitres dans le dĂ©sordre, pas du tout de maniĂšre chronologique et encore moins selon une narration cohĂ©rente. Un an aprĂšs avoir commencĂ©, je me suis rendu compte que ce nâĂ©tait pas un recueil de poĂšmes disparates, mais une histoire continue. Jâai donc entamĂ© un processus complĂštement nouveau pour moi : crĂ©er une intrigue. CâĂ©tait une tĂąche dĂ©licate : mettre les choses dans lâordre, crĂ©er ces sensations de dĂ©but, de milieu et de fin. Les quatre livres, leurs douze sections, le proĂšme et la coda mâont aidĂ©e Ă y parvenir.
Le livre parle de ça dâailleurs, dâune personne qui essaie tant bien que mal de faire rentrer sa vie dans un joli schĂ©ma mathĂ©matique, pour tout contrĂŽler et comprendre sa vie qui lui semble confuse, dĂ©sordonnĂ©e et chaotique. Tous ces Ă©lĂ©ments, la longueur imposĂ©e, les strophes de deux vers ou la rĂšgle consistant Ă avoir neuf sections de poĂ©sie suivies de trois chapitres en prose, toutes ces petites contraintes artificielles m’ont aidĂ©e Ă avoir l’impression d’imposer un ordre Ă cette histoire.
Il y a énormément de références à des autrices dans ce texte : George Eliot, Adrienne Rich, Judith Butler, Nathalie Léger, Virginia Woolf⊠Sont-ce des invocations, des manifestations, des influences ?
Tout ça Ă la fois ! Cela rejoint ce que je disais sur la pop culture et les chansons. La plupart des rĂ©fĂ©rences sont des Ă©crivaines que je lisais vraiment Ă lâĂ©poque, comme Nathalie LĂ©ger, Adrienne Rich ou Rachel Cusk. Les citations sont celles que jâai vraiment griffonnĂ©es dans mon carnet. Je me suis dit que cela faisait partie de lâesprit du livre, inclure les choses qui mâentourent de façon un peu dĂ©sordonnĂ©e.
Dâautres autrices ont Ă©tĂ© placĂ©es dĂ©libĂ©rĂ©ment, comme Audre Lorde. Je ne la lisais pas au moment prĂ©cis de lâĂ©criture, mais câest quelquâun qui a influencĂ© trĂšs profondĂ©ment ma relation Ă la sexualitĂ© et Ă la politique. Je cite notamment son ouvrage Uses of the Erotic: The Erotic as Power. Câest une penseuse titanesque.

En Ă©crivant, je me suis rendue compte que la plupart des Ă©crivaines citĂ©es Ă©taient des femmes queer. Jâai donc dĂ©cidĂ© dâen faire une rĂšgle, et de ne citer que des penseuses fĂ©ministes et queer. Cela place le livre dans la lignĂ©e dâun certain type de fĂ©minisme.
Susan Sontag, grande penseuse amĂ©ricaine, a Ă©crit que son dĂ©sir dâĂ©crire est connectĂ© Ă son homosexualitĂ©. Quâen pensez-vous ?
Je la comprends ! Dans lâĂ©criture, je mâattarde sur des zones d’ambiguĂŻtĂ© et dâincertitude en moi, des zones qui sont dâhabitude totalement privĂ©es, hermĂ©tiques. Et le dĂ©sir sexuel ou Ă©rotique, dâune certaine maniĂšre, câest aussi faire entrer cette partie de moi profondĂ©ment intĂ©rieure et vulnĂ©rable dans lâespace social. Donc lâĂ©criture et le sexe me semblent profondĂ©ment liĂ©s, car il sâagit de se dĂ©voiler.
A ce propos, il y a une spĂ©cificitĂ© de la poĂ©sie : lorsque vous Ă©crivez de la poĂ©sie, il sâagit, certes, un peu du sens des mots, mais surtout de la façon dont ils sonnent Ă votre oreille et dont vous les ressentez en bouche. Câest beaucoup plus sensoriel que simplement sĂ©mantique ou rationnel. Et parfois, pendant les rapports sexuels, il y a des sons qui sâĂ©chappent de notre bouche, involontairement ! Câest une sensation que je retrouve un peu dans des moments particuliĂšrement crĂ©atifs, quand je vis un moment dâinspiration poĂ©tique. Je nâai pas lâimpression dâĂ©crire, jâai lâimpression que quelque chose me traverse. Câest trĂšs sensoriel.
« LâĂ©criture et le sexe me semblent profondĂ©ment liĂ©s, car il sâagit de se dĂ©voiler. » Maggie Millner
Le destin a un rÎle important dans le livre. Comment le définissez-vous et y croyez-vous ?
Oh wow. Une chose est sĂ»re, je tiens beaucoup Ă mon agentivitĂ©. Dans ma vie quotidienne, je suis trĂšs rĂ©ticente Ă laisser les choses au hasard ou Ă les attribuer au destin. J’ai du pouvoir sur ma vie et je peux prendre plein de dĂ©cisions pour changer ma situation, mĂȘme si je reconnais que ce pouvoir est en quelque sorte provisoire. Jâai par exemple des privilĂšges auxquels les femmes d’il y a une gĂ©nĂ©ration n’avaient pas accĂšs, vous voyez ?
Mais dâun autre cĂŽtĂ©, j’ai une vision trĂšs romantique et idĂ©alisĂ©e de la façon dont les gens influencent la vie des autres, la façon dont les existences s’entremĂȘlent et se façonnent les unes les autres. On nâen est mĂȘme pas conscients, et câest ce qui rend la vie si belle.
Vous nâĂȘtes pas sur Instagram et votre personnage a une opinion bien arrĂȘtĂ©e sur Internet. Pourriez-vous nous expliquer votre relation avec Internet ?âš
Internet dans son ensemble avait un Ă©norme potentiel pour le changement social, mais Ă tous points de vue, il a surtout servi au capitalisme nĂ©olibĂ©ral. LĂ , il s’agit juste d’entreprises qui consolident leur pouvoir et dĂ©tournent l’attention du vĂ©ritable travail politique de coalition.
Les rĂ©seaux sociaux, je dĂ©teste ça. Je reconnais quâils peuvent constituer un moyen trĂšs efficace de se trouver, de se rencontrer, de se coordonner, en particulier pour les communautĂ©s queer et marginalisĂ©es. Mais je me sens tellement mieux sans connexion. Jâai arrĂȘtĂ© Instagram il y a deux ans. Ma capacitĂ© dâattention, mes lectures, mon engagement social, mon travail sont tellement meilleurs depuis, je ne vois pas pourquoi jây reviendrais. Ăvidemment, je loupe des trucs, mais je ne sais mĂȘme pas quoi. J’ai donc une vision trĂšs cynique et technophobe de la chose.
En fait, je suis trĂšs curieuse de savoir oĂč irait notre Ă©nergie politique si nous quittions tous internet, Ă quel point cela serait transgressif, libre, dĂ©mocratique.
Couplets est avant tout une histoire dâamour, comme lâindique son sous-titre, mais on y croise des bureaux de vote et on perçoit la grande inquiĂ©tude de la narratrice face au climat politique aux Ătats-Unis, Ă la fascisation du monde. Pensez-vous que la littĂ©rature ou la poĂ©sie peuvent nous aider dans ce contexte ?
Je ne pense pas, non. Ă mes yeux, l’art est lâun des aspects les plus importants de l’expĂ©rience humaine. Il est essentiel Ă la culture dâun peuple, Ă sa solidaritĂ©, Ă sa libertĂ©. Mais pour autant, lâart en lui-mĂȘme nâest pas un agent de changement social. L’art ne peut pas se substituer Ă la prĂ©sence dans la rue, au vote, Ă l’organisation politique et au soutien matĂ©riel des personnes qui ont moins de ressources que vous et moi. Plus je vieillis et plus le climat politique sâassombrit dans le monde, plus je ressens le besoin de crĂ©er de l’art, certes, mais aussi de m’engager politiquement de maniĂšre profonde et concrĂšte dans ma communautĂ©. L’un ne peut se substituer Ă lâautre.
« L’art ne peut pas se substituer Ă la prĂ©sence dans la rue, au vote, Ă l’organisation politique et au soutien matĂ©riel des personnes qui ont moins de ressources que vous et moi. » Maggie Millner
Quelle est votre rime préférée dans le livre ?
Je suis trĂšs fiĂšre de la rime entre bagels et Kegels : Ă New York, on mange tout le temps des bagels, et si vous ĂȘtes une personne assignĂ©e femme Ă la naissance, qui pisse et qui a des orgasmes, vous faites vos exercices de Kegel. Câest ma petite dyade de mots prĂ©fĂ©rĂ©e.
DerniĂšre question : quel livre offrez-vous pour sĂ©duire quelquâun ?
VĂ©nus Erotica, dâAnaĂŻs Nin.
propos recueillis par Lauriane le 27 juin 2025.

Couplets, une histoire dâamour, de Maggie Millner. Traduit par Julia Kerninon. Editions Les Escales. Sortie le 28 aoĂ»t 2025.