Entretien avec Anne Berest et Rebecca Zlotowski, scénaristes et réalisatrice de Vie Privée

Dans le film très cryptolesbien Vie Privée, coécrit par Anne Berest et Rebecca Zlotowski avec l’aide de Gaëlle Macé, Jodie Foster incarne une psychanalyste obsédée par la mort de l’une de ses patientes. C’est la première fois que ces deux amies de longue date travaillent ensemble sur un scénario. L’occasion pour nous de les rencontrer.

Rebecca Zlotowski et Anne Berest © Aude Boyer

Comment est né le scénario de Vie Privée ?
Rebecca Zlotowski : C’est Anne qui va pouvoir te le raconter, car c’est sorti de son cerveau à elle.
Anne Berest : C’est un scénario que j’avais écrit il y a longtemps et qu’on a retravaillé ensemble. Ce qui m’intéressait, c’était la double chronologie d’une part et la question de l’hypnose, qui me passionne, d’autre part. Elle a été mise de côté par Freud car, très vite, il y a vu un danger par rapport à sa pratique de la psychanalyse. Maintenant, ça nous semble assez évident d’arrêter de fumer grâce à l’hypnose, mais c’est une méthode thérapeutique qui a été décriée et méprisée pendant très longtemps. J’ai donc écrit un personnage de femme très rationnelle qui était confrontée, via cette pratique de l’hypnose, à un retour sur ses vies antérieures. Ce qui venait complètement ébranler l’architecture de son existence.
RZ : Lilian Steiner, ce personnage au nom durassien, était déjà là. Il n’y avait pas de thriller à l’époque, c’était comme une plongée amniotique et psychanalytique. L’enquête, c’était de savoir si les vies antérieures existent. Moi, je ne crois pas du tout à la métempsychose, ce qui a créé une stimulation de conversation entre nous.

Comment est venue l’idée d’amener de la comédie dans ce thriller ?
AB : Dans la vie, Rebecca est la personne la plus drôle que je connaisse. Elle a un art oratoire, elle est capable de nous tenir en haleine et de nous faire hurler de rire pendant des soirées entières.
RZ : Disons que je suis une bonne rieuse et que mes films n’étaient pas drôles. Attention, ce film-là n’est pas une comédie, mais il y a des situations comiques. On pourrait se dire qu’aller chercher Jodie Foster pour jouer de la comédie est contre-intuitif, mais je trouvais ce choix hyper judicieux. La première chose qu’elle m’a dite, c’est « tu sais, moi je ne suis pas très drôle et je ne sais pas pleurer. » Je lui ai répondu : tu es embauchée. La comédie est aussi venue du reste du casting : Daniel Auteuil, Vincent Lacoste…

Lilian (Jodie Foster) et Paula (Virginie Efira) dans Vie Privée © Jérôme Prébois

Travailler avec Jodie Foster, c’était un rêve pour vous deux ?
RZ : J’ai toujours eu envie d’atterrir sur Jodie Foster. Tu vas titrer là-dessus, je le sens. C’est une actrice qui m’a construite, comme beaucoup d’entre nous dans cette pièce, et que j’ai cherché à contacter depuis Belle Épine [son premier film en 2010, ndlr.] J’attendais le film qui lui correspondrait.

« J’ai toujours eu envie d’atterrir sur Jodie Foster. » Rebecca Zlotowski

Le cryptolesbianisme se niche dans la relation entre Lilian (Jodie Foster) et Paula (sa patiente, Virginie Efira). À un moment, c’est même assez clair : Valérie (la fille de Paula, Luana Bàjrami) dit à Lilian « Papa disait qu’elle était tombée amoureuse de toi… »
AB : Ce qui m’intéressait, c’est pourquoi il y a des êtres dans nos vies pour qui on a des sentiments irrationnels et inexplicables. Moi je l’explique par la métempsychose. Dans le scénario original, elles étaient sœurs dans une vie antérieure. Et c’était beau de se dire qu’elles s’étaient aimées. L’amitié qu’elle avait pour cette femme dans cette vie était le lointain souvenir d’un amour familial antérieur.
RZ : Puis nous avons enlevé ça pour y mettre quelque chose de plus érotique.
AB : Une histoire d’amour.
RZ : Je me suis aussi raconté tout un tas de choses autour du personnage d’Irène Jacob, Vera dans le film. Je voulais que Lilian ait une amie. Il y a eu une version du scénario où ça allait très loin et où elles finissaient ensemble avec Vera. Jodie Foster était archi d’accord pour cette version-là. Mais d’un coup j’ai eu l’impression que c’était un lieu commun de l’époque. Curieux, hein ? Alors qu’a priori, il y avait une légitimité totale à proposer cela à cette actrice-là. J’ai eu la sensation que ce n’était pas organiquement lié au projet.

« Il y a eu une version du scénario où ça allait très loin et où elles finissaient ensemble avec Vera. Jodie Foster était archi d’accord pour cette version-là. » Rebecca Zlotowski

C’est sûr que la présence de Jodie Foster entraîne un imaginaire lesbien…
RZ : Pas forcément pour tout le monde. C’est un endroit de totale transparence dans la vie de Jodie Foster, l’actrice et la femme, mais sur lequel on ne revient pas en promo. Elle fait partie de cette génération qui ne revendique pas cette part d’elle comme son identité. Ce n’est pas si présent que ça à l’esprit du public. Enfin, ça dépend quel public ! Je dirais que le public français sait qu’elle parle français davantage que le fait qu’elle soit mariée à une femme. C’est parce qu’elle a conservé sa vie très privée dans ses interviews.

Il n’y a pas de lien avec le titre du film, Vie Privée ? Ce n’était donc pas une stratégie de référencement Google ?
RZ : (rires) Non ! C’est-à-dire ?

C’est-à-dire que maintenant si on google « vie privée Jodie Foster » ou « vie privée Rebecca Zlotowski » ou « vie privée Anne Berest », on tombe sur le film, et pas sur votre vie privée.
AB : C’est génial ! Je n’avais pas pensé à ça.
RZ : J’aurais aimé être aussi intelligente, mais non. C’est une manière de la protéger, de nous protéger. Après, c’est vrai que j’étais obsédée par ce titre. Ça fait dix ans que je veux faire un film qui s’appelle Vie Privée.

Lilian Steiner (Jodie Foster) dans Vie Privée © George Lechaptois

Dans la vie antérieure, Lilian et Paula sont musiciennes dans un orchestre et Lilian est au violoncelle. Pourquoi le violoncelle et saviez-vous que c’est l’instrument le plus lesbien d’un orchestre ?
RZ : Non mais c’est pas possible, je cumule. Je suis violoncelliste, enfin, j’en ai fait pendant plus de dix ans étant enfant. J’étais au conservatoire du quartier et c’était une part très importante de ma vie. Je suis obsédée par les instruments à cordes. La guitare sèche, c’est pour moi l’instrument le plus féminin. Pourquoi tu dis que c’est lesbien le violoncelle ?
AB : Parce que ça ressemble à un corps de femme, non ?

Il y a une quote sur Tumblr qui est devenue un meme dans la communauté : « à partir du moment où tu as eu un violoncelle entre les jambes, tu ne peux plus te satisfaire d’un homme. »
AB & RZ : wow.

Et j’ai aussi pensé à des violoncellistes célèbres comme Sonia Wieder-Atherton, et à Frieda Belinfante, cette lesbienne juive résistante pendant la guerre qui jouait du violoncelle et qui est devenue cheffe d’orchestre à Amsterdam.
RZ : Je ne la connais pas. C’est le biopic que tu veux que je réalise ! En fait, elle a beaucoup bougé cette vie antérieure. Dans l’une des versions, les personnages étaient les acteurs d’une pièce de théâtre inspirée du film Gaslight (Hantise en VF) de George Cukor. Il y a beaucoup d’éléments qui résonnent entre ce film et Vie Privée.

Rebecca Zlotowski & Anne Berest © Aude Boyer

Le musicien Mélo Lauret a un petit rôle, celui d’un patient de Lilian qui lui dit qu’il pense souvent à ses mains, « vos mains sur mon corps je veux dire… » Laquelle de vous deux a un fétiche main ?
RZ : C’est Mélo qui m’a écrit le texte, comme chacun des patients dans cette scène. Mais le fétiche, c’est moi ! J’aime bien les mains, je les collectionne, j’en ai beaucoup sur mon bureau. La main, c’est l’action. Mais avec Jodie Foster, je suis fétichiste de ses pieds. J’ai filmé ses pieds car elle a une cambrure de pied hallucinante.

« Chez nous [dit l’hypnotiseuse dans le film], la guérison n’est pas liée à l’argent. » « tu fais les poubelles ? – c’est mon boulot. » « tout est toujours de la faute des mères »… Bon, vous avez des trucs à dire aux psychanalystes ?
RZ : (rires) Je pense que le film répond à un désir agressif de voir pleurer ma psy. Chez moi, il y a un oukase familial sur la psychanalyse : je n’y suis jamais allée jusqu’à mes 40 ans. On m’avait dit que ce n’était pas pour moi, que c’est un truc de bourgeois, qu’on n’en avait pas besoin… Donc il y a forcément un petit règlement de compte comique avec ça
AB : Ce sont des dialogues qui nous ont fait rire quand on les a écrits. C’est une femme qui va passer par une autre thérapie pour s’enrichir, guérir, et devenir une meilleure thérapeute. Moi ce qui a changé ma vie, c’est la thérapie transgénérationnelle, la thérapie par l’arbre généalogique. Elle a eu un pouvoir curatif très fort, très immédiat. Parfois, on peut guérir vite. Avant, la vision qu’on avait de la psychanalyse, c’est qu’on partait pour un long chemin, qu’on ne pouvait guérir qu’au bout d’un certain nombre d’années, voire pas du tout. C’est bien de dire aux gens qu’on peut parfois guérir assez vite. Mais ce n’est pas un film à charge contre la psychanalyse.

Qu’est-ce que Freud dirait de ce film ?
AB : (rires) Il ne serait pas très content qu’une femme soit psy !
RZ : Ni qu’une femme ait fait ce film. Moi j’aime surtout Freud écrivain, les trois histoires, les grands classiques qui font partie de notre imaginaire collectif. Je vois ces récits comme des contes de Grimm, avec la part maléfique qu’il y a.
AB : Alors que chez Freud, on a un « je » qui se positionne seul vis-à-vis de son père, de sa mère, de la société, dans les thérapies transgénérationnelles on sait qu’on ne vient pas de nulle part. On est dans un grand mouvement. D’ailleurs, ces thérapies ont beaucoup été portées par des femmes. C’est une pensée qui n’aurait pas pu exister sans Freud, mais qui nous permet d’avancer de façon plus moderne.

Expliquez-moi ce qu’est le dibbouk, qui apparaît à la fois dans Vie Privée et dans Finistère (le dernier livre d’Anne Berest)
AB : Le dibbouk, c’est une entité qui est liée à la culture juive. Ils vont revenir dans le corps d’un vivant soit parce qu’ils ont une dette, soit parce qu’ils veulent continuer à profiter des plaisirs de la vie. Ils n’en ont pas fini.
RZ : Ce sont un peu les djinns de la culture yiddish.

« Il faudrait sonder les transmissions silencieuses de nos attirances, de nos prédilections, des attractions qui nous attachent aux choses et qui, peut-être, tissent des liens avec nos fantômes. Peut-être héritons-nous de fantasmes, de façons singulières d’aimer, de faire l’amour et de désirer. Je vois, dans l’idée du dibbouk, cette âme errante qui s’empare du corps d’un vivant pour revivre, à travers lui, les délices de la vie terrestre, un écho de ces transmissions de plaisir. » lit-on dans Finistère. Quels sont vos délices terrestres préférés ?
RZ : J’aime bien l’alcool. J’aime tous les plaisirs qui sont les clichés d’une Française. J’aime la fin de la journée, j’aime me balader, j’aime Paris, j’aime les terrasses, j’aime beaucoup le vin rouge, j’aime le fromage. Il n’y a rien qui me fasse plus plaisir que d’être en terrasse à fumer une cigarette à l’heure de l’apéro et à regarder les gens passer. Voir mes ami·e·s. Marcher. Faire l’amour. La sensation du soleil sous un petit chapeau. J’aime tous les plaisirs. Et toi, c’est quoi tes délices terrestres ?
AB : Les mêmes que les tiens ! On n’est pas amies pour rien.
RZ : Puis à ça s’ajoute, chez Anne et chez moi, une culture très slave ou juive ashkénaze qui est de systématiquement frôler la conscience de la disparition. J’ai conscience en permanence de ce dont je suis protégée, du privilège que j’ai. Je pense que rien ne m’est dû. La moindre part de liberté, l’idée de pouvoir fumer des clopes dans mon lit, chez moi, dans un appartement que je paye, c’est déjà une revanche sur l’existence et une jouissance totale.

« Le film porte notre conversation pile à l’endroit où nos personnalités sont radicalement différentes. » Rebecca Zlotowski

Il y a plusieurs liens entre vos films et vos livres, par exemple dans une scène de Vie privée il y a une carte postale (roman d’Anne Berest paru en 2021) importante, dans le film Une Fille Facile (2019) et dans le roman Recherche femme parfaite on retrouve Zahia Dehar, il y a du Sagan dans Une Fille facile et bien sûr dans Sagan 1954… Est-ce parce que vous travaillez ensemble, parce que vous vous parlez de votre travail, ou bien simplement parce que vous êtes copines ?
AB : On n’est pas copines, on est amies ! En fait, on a partagé nos vies depuis 25 ans.
RZ : Je dirais presque 30 ans, ma chérie.
AB : Donc on a non seulement un socle culturel commun, mais il est commun dans sa chronologie. Et puis on avait une affinité au départ.
RZ : Ah quand même, merci ! On partage les mêmes références, on a vu les mêmes lignes de métro, de RER, les mêmes lieux… Mais c’est la première fois qu’on écrit ensemble. Ce qui est fou, c’est que ce ne soit que maintenant. Le film porte notre conversation pile à l’endroit où nos personnalités sont radicalement différentes. Anne m’a fait me déplacer sur les questions d’intuition, sur la part ésotérique de nos existences, sur ce que Nathalie Sarraute appelle les « tropismes ». Mon petit système très cérébral m’empêchait d’y avoir accès, sans doute par une protection que je suis en train d’exploser, j’espère.

Mais Anne a quand même joué dans plusieurs de tes films…
RZ : Je ne désespère pas de faire d’Anne la plus grande actrice de sa génération ! Je l’ai rencontrée à une époque où elle faisait du théâtre. Moi c’était le violoncelle, elle le théâtre. Anne a joué dans presque tout ce que j’ai fait, y compris dans mon premier court métrage qui est invisible.
AB : J’ai retrouvé le scénario dans mes archives ! Il fallait que je mime l’orgasme.
RZ : Il y avait tout un truc sur le secret et les sécrétions… waouh, c’était deep. Faut peut-être pas le revoir.

Quel livre offrez-vous à quelqu’un que vous voulez séduire ?
RZ : Ça fait longtemps que ça ne m’est pas arrivé… Si je veux séduire, j’écris un mail ! Mais si je veux faire plaisir, j’offre le dernier livre que j’ai aimé. Là, c’était Un Désir démesuré d’amitié d’Hélène Giannecchini, parce que le titre est comme une déclaration d’amitié. J’ai aussi offert le catalogue de l’expo Nous Autres d’Hélène Giannecchini, Donna Gottschalk et Carla Williams au BAL.
AB : J’ai beaucoup offert Le Livre de cuisine d’Alice Toklas, parce que j’ai une passion pour les recettes de cuisine, mais je ne sais pas si c’était pour séduire… Ce serait plutôt de la poésie, des recueils de poèmes.

« Je ne désespère pas de faire d’Anne Berest la plus grande actrice de sa génération ! » Rebecca Zlotowski

Pour finir cette interview : quel est votre film lesbien ou crypto-lesbien préféré ?
RZ : C’est Bound des sœurs Wachowski, tu connais. Mais là je viens de complètement binger les Hunting Wives ! J’ai a-do-ré.
AB : C’est marrant parce que là, je devais écrire une nouvelle érotique. Et j’ai écrit sur Sexe, mensonges et vidéo, qui a été un film très important : ma mère m’a emmenée le voir quand il est sorti, en 1989. J’avais dix ans. En sortant du film, j’ai cherché dans le dictionnaire ce que voulait dire le mot « masturbation », parce que j’avais tout compris dans le film, sauf ce mot-là. Dans la nouvelle, je raconte que je suis rentrée chez moi, j’ai ouvert un dictionnaire, je me suis masturbée et ça a été le début d’un monde. Ça raconte mon parcours de la masturbation comme étant la pratique la plus indépendante, la plus libre, la plus joyeuse, la plus efficace, la plus douce… Et hier j’ai revu le film, parce que je dois conclure la nouvelle, et je me souvenais de tout. Mais surtout, je me suis rendu compte qu’Andie MacDowell dans ce film a été un émoi érotique fou.
RZ : Alors qu’elle est tellement chiante dans le film !
AB : Je pense que chez moi, l’érotisme lesbien vient d’un Narcisse, d’une femme miroir. Je me suis habillée comme elle, elle est restée comme une figure première… Mais en revoyant le film, je me suis rendu compte que c’est parce qu’elle m’attirait, pas parce que je voulais lui ressembler.
RZ : Et elle s’appelait Ann dans le film ! Très très gros reveal pour terminer cette interview.

Ann (Andie MacDowell) dans Sexe, mensonges et vidéo.

Propos recueillis par Lauriane Nicol le 14 novembre 2025.

Vie Privée, un film de Rebecca Zlotowski, en salles le 26 novembre 2025. Avec Jodie Foster, Daniel Auteuil, Virginie Efira, Vincent Lacoste, Park Ji-min, Irène Jacob.